Notre civilisation est aujourd’hui confrontée à trois menaces mondiales d’effondrement, les « Trois Tigres de Feu »: les tigres écologique, nucléaire et numérique. Il ne faut pas compter sur le capitalisme, présent sur toute la planète, pour y apporter de vrais réponses. Seul le mouvement ouvrier (les salariè-es en général) pourrait/aurait pu le faire, mais pour cela il faudrait/aurait fallu qu’il en comprenne l’urgence. C’est une réflexion méticuleuse que propose dans cet article le Dr Alain Dubois, chercheur en biologie.
L’histoire de l’humanité est l’histoire de la lutte des classes
Leur propre histoire a longtemps été incompréhensible pour les hommes. À première vue il est vrai, elle peut apparaître chaotique et comme une succession aléatoire de phénomènes défiant toute explication et même toute description. Pour échapper à une telle absence de sens, dans un premier temps les populations humaines n’avaient guère que la possibilité d’adopter des approches animistes, mystiques, religieuses et en tout cas fatalistes, selon lesquelles les hommes sont les jouets de forces mystérieuses qui leur imposent un « destin » sur lequel ils n’ont aucune ou guère de prise et à qui les humains doivent s’abandonner et obéir. Ces croyances considèrent l’humanité comme un phénomène à part, distinct de la nature et échappant à ses lois, et souvent comme le but ultime d’un « créateur ». Les humains n’y sont pas considérés comme des sujets, mais comme des ludions ballottés par des forces supérieures et obscures.
Lorsque peu à peu les humains ont commencé à se concevoir comme les auteurs de leur propre histoire, ils l’ont souvent été de manière réductrice comme agissant toujours en raison de motivations conscientes ou mus par des passions ou pulsions simples, comme la libido, l’ambition, le lucre ou la cruauté, ou par des idéologies comme le nationalisme, la conviction de la supériorité de leur groupe par rapport aux autres ou de leur rôle messianique ou civilisateur. S’appuyant sur la remise en cause des idéologies opérée par les Lumières et leur valorisation d’une approche rationnelle et scientifique de la compréhension du monde, trois révolutions intellectuelles ont contribué à ruiner la conception de l’humanité comme « le centre du monde », l’aboutissement ultime et supérieur de la création, agissant consciemment dans le but de maîtriser son destin. Elles sont attribuées de manière exagérée à trois « génies » comme si ceux-ci n’avaient pas développé, au moins initialement, leur pensée dans la continuité des pensées dominantes d’alors : Darwin pour souligner que l’espèce humaine n’est qu’une espèce animale parmi des millions d’autres et est issue d’une évolution immanente n’obéissant à aucun plan préétabli et à aucun maître d’œuvre transcendant ; Freud pour souligner que, derrière les motivations conscientes de leurs actions, les comportements individuels des humains sont en partie déterminés par leur inconscient ; et Marx pour souligner les rôles cruciaux, plus que des facteurs psychologiques, de la structure économique et politique des sociétés, ainsi que du développement des techniques, dans l’histoire humaine.
Ce n’est en effet qu’au 19e siècle, avec l’apparition et le développement du marxisme, que deux idées fondamentales ont fait leur apparition : celle selon laquelle l’analyse et la compréhension de l’histoire n’est possible que selon une conception matérialiste et dialectique de celle-ci, et celle selon laquelle cette histoire, du moins à partir de l’apparition de l’agriculture et de la sédentarisation, est celle de la lutte des classes. Même si bien d’autres facteurs sont intervenus dans cette histoire, notamment les changements climatiques et environnementaux locaux et globaux sur lesquels les activités humaines ont longtemps eu pas ou peu d’impact, cette histoire est incompréhensible et inexplicable si le rôle crucial de la lutte des classes n’est pas pris en compte.
Ces deux idées apparemment simples ont des conséquences considérables. Elles condamnent définitivement toutes les religions, et les croyances qu’elles véhiculent, en tant que sources fiables de connaissances et de compréhension de l’histoire humaine et sur le fonctionnement des sociétés. Par ailleurs, elles relativisent considérablement le rôle des individus, de leurs désirs, croyances, opinions et actions comme facteurs déterminants du fonctionnement social, ainsi que celui des entités sociales constituées, des communautés d’intérêts, d’idéologie, de croyance ou d’origine, dans les principales lignes directrices de l’histoire humaine. Elle s’est très vite appuyée sur le fait que les phénomènes sociaux et politiques relèvent de processus historiques déterminés par les conditions matérielles de vie des animaux humains, et sur la reconnaissance que ces processus ont traversé, depuis l’apparition des humains, des époques et stades d’évolution successifs, pour mener à celui du capitalisme.
Cette idée de « stades », qui s’oppose à une conception de l’histoire comme un perpétuel processus cyclique, fait écho au développement de la biologie, qui est peu à peu passée d’une approche purement descriptive et « structuraliste » des organismes à une conception de ceux-ci comme le double résultat d’une histoire évolutive (phylogenèse) et d’une histoire développementale (ontogenèse), tout « retour en arrière » étant impossible dans les deux cas. Toutefois, concernant l’histoire des sociétés, cette idée peut être trompeuse : cette histoire n’est pas un long cheminement harmonieux vers des sociétés plus justes dans lesquelles les humains vivraient mieux, en meilleure santé et plus longtemps, idée véhiculée par la notion de « progrès » prévalente au 19e siècle. De nombreuses civilisations sont apparues lors de l’histoire de l’humanité. Quelques-unes d’entre elles ont évolué et ont passé le flambeau à de nouvelles civilisations, mais beaucoup se sont effondrées, souvent pour des causes écologiques, pour disparaître tout simplement sans passer le flambeau [3]. L’idée que le capitalisme serait le stade suprême de l’évolution des sociétés, dont l’impérialisme tel que défini par Lénine [4] (aujourd’hui appelé mondialisation), serait à son tour le stade suprême qui de toute façon aboutira « naturellement » et « inéluctablement » au socialisme/communisme, repose sur une conception « naturaliste », téléologique et « optimiste » de l’histoire humaine qui relève de la croyance plus que de la raison. En biologie aussi, l’évolution des espèces mène souvent à des culs de sacs (les extinctions) et le développement des individus peut échouer, aboutir à des organismes défectueux ou stériles.
Ce que les marxistes du 19e siècle avaient souvent tendance à considérer comme inéluctable, la fin du capitalisme et son remplacement par un autre mode d’organisation sociale, est rien moins que certain aujourd’hui. Le retard pris au 20e siècle par la révolution mondiale a rendu les conditions bien moins propices à celle-ci, non pas en raison des « conditions objectives », qui n’y ont jamais été autant favorables, mais à cause de la profonde dégradation des organisations ouvrières nationales et internationales sur toute la planète causée principalement par le stalinisme, et l’incapacité du mouvement ouvrier mondial à vaincre ce dernier.
Le mouvement ouvrier et la révolution mondiale
De nos jours, l’idée que le progrès ou l’effondrement de l’humanité dépend de l’issue du combat entre la bourgeoisie (et les autres classes dominantes) et le prolétariat (et les autres classes exploitées) est à la base de la pensée et de l’action marxiste. Sous la pression de l’idéologie dominante, qu’on peut résumer par la formule « idéologie hollywoodienne », ce combat est souvent présenté comme celui entre les « bons » et les « méchants ». Serait-ce que tous les membres des classes dominantes seraient égoïstes et cruels, et tous les exploités des gens vertueux, empathiques, dévoués au bien commun ? Cette vision naïve et puérile ne permet pas de comprendre et d’agir efficacement.
De tous temps les exploités et les opprimés se sont régulièrement soulevés contre leurs exploiteurs et oppresseurs, mais ces multiples jacqueries, révoltes et mouvements révolutionnaires spontanés ont rarement changé de manière profonde le cours de l’histoire. Préparée par l’ébullition intellectuelle du siècle des Lumières, la Révolution Française a constitué la première grande exception à cet égard, mais ce n’est qu’à partir de, disons pour faire simple, la révolution de 1848 et la publication du Manifeste du parti communiste, que les hommes, ou du moins une partie d’entre eux, ont commencé à intervenir consciemment, de manière collective et organisée, dans leur propre histoire en construisant des syndicats, des partis politiques et des internationales, dont le but était de dépasser ces mouvements spontanés, d’élaborer des stratégies à long terme afin de permettre au prolétariat d’arracher le pouvoir à la bourgeoisie et d’avancer vers une société « socialiste » ou « communiste » préparant une société sans classe. Malgré divers soubresauts, va-et-vient, victoires et défaites, le « mouvement ouvrier » pouvait sembler aller dans cette direction, jusqu’à la trahison du 4 août 1914 où le parti social-démocrate allemand vota les crédits de guerre. Si les premières réactions à cette trahison, la révolution d’Octobre en 1917 et la création de la IIIe Internationale en 1919, étaient encore porteuses d’espoir, l’échec de la révolution allemande (1919‒1923), ouvrant la voie à la stalinisation de l’URSS et de l’Internationale ont fait mentir les prédictions des marxistes selon lesquels le 20e siècle serait celui de la victoire de la révolution mondiale. Depuis, le stalinisme et ses divers avatars (maoïsme, castrisme, etc.), ont joué le rôle contre-révolutionnaire et de défense du capitalisme le plus efficace du 20e siècle, qui persiste après l’effondrement de l’URSS, notamment sous la forme du « campisme », mais aussi, en raison de la « culture » de violence et d’intolérance qu’elle a instillée au sein de très grande majorité des organisations ouvrières et « révolutionnaires » (sans révolutions), de leur incapacité à fonctionner de manière démocratique et à permettre le développement en leur sein de débats opposant des points de vue « inconciliables », impuissantant largement ces organisations et rejetant la perspective d’une révolution mondiale aux calendres grecques. C’est ce que le Programme de Transition de 1938 de la IVe Internationale [5] formulait comme suit : « la crise historique actuelle de l’humanité se réduit à la crise de la direction révolutionnaire ». C’était il y a 87 ans, et il faut reconnaître que, malgré les tentatives effectuées dans ce sens, cette question n’a pas été résolue depuis, et que le mouvement ouvrier mondial est aujourd’hui peut-être encore plus morcelé qu’il ne l’était alors. Se fixer aujourd’hui la perspective d’une « révolution mondiale » n’est plus à l’ordre du jour, mais croire que l’humanité va pouvoir « s’en sortir » sans celle-ci n’est pas non plus un objectif raisonnable. Nous y reviendrons.
Par « révolution mondiale », il ne faut bien entendu pas comprendre de simples changements ou renversements de gouvernements, mais une sortie de l’économie capitaliste, dont le moteur est la plus-value réalisée par ceux qui possèdent ou contrôlent les moyens de production, ce qui impliquerait l’étatisation de ceux-ci, la suppression de la Bourse et de la spéculation financière, etc. La seule classe sociale potentiellement susceptible de mettre fin à ce système est le prolétariat au sens large du terme, c’est-à-dire tous ceux qui vivent en vendant leur force de travail. Ce sont les seuls à n’avoir rien à perdre à ce changement et à pouvoir, à travers les manifestations, grèves, occupations d’entreprises, bloquer le fonctionnement de toute la société et prendre le contrôle de l’État. Ce n’est pas parce qu’ils seraient plus intelligents ou plus vertueux, mais en raison de leur place dans le système économique et politique. En revanche, tout espoir de « changer le monde » en s’appuyant sur « le peuple », c’est-à-dire des « citoyens » indifférenciés, mêlant exploités et exploiteurs, est voué à l’échec, comme en témoigne toute l’histoire du dernier siècle ‒et notamment des fronts populaires, de 1936 en France à Allende au Chili, alliant partis ouvriers et partis bourgeois « de gauche » qui jouèrent un rôle contre-révolutionnaire efficace [6]. Les exploités ne peuvent changer le monde qu’en s’organisant, face aux capitalistes qui, eux, ont su apprendre de l’histoire et comprennent fort bien le fonctionnement de la lutte des classes. Le problème principal, qui a toujours été présent mais a été exacerbé par le stalinisme, c’est que les organisations ouvrières, syndicats et partis, jouent souvent un rôle « modérateur », pour ne pas dire parfois de « collaborateurs », avec ceux qu’ils sont censés combattre. La litanie des « révolutions trahies » des deux derniers siècles, qui continue aujourd’hui, souligne la gravité de ce problème.
Pourtant, au début de ce siècle, la révolution mondiale serait non seulement nécessaire mais encore indispensable et urgente, car ce qui se joue désormais ne se limite plus aux souhaits, projets ou exigences de démocratie, égalité, justice ou paix qui l’ont portée jusqu’ici dans tant de sociétés humaines, mais est devenue l’ultime possibilité d’éviter l’effondrement de toutes celles-ci sur la planète ou même l’extinction de l’espèce humaine et de toutes les espèces vivantes du globe.
Les Trois Tigres de Feu
Le terme d’« effondrement » (« collapse » en anglais) a été popularisé par la publication du livre de Jared Diamond [3] dont il était le titre. Il désigne le fait que, à de nombreuses reprises, des sociétés humaines florissantes ont pu s’écrouler rapidement, et ceci dans bien des cas en raison de problèmes climatiques, écologiques ou d’épidémies causées par ces derniers, même si l’estocade leur a finalement été portée par des guerres et invasions (cas par exemple des civilisations maya, khmer, hittite, mycénienne ou égyptienne) ou des conflits internes (île de Pâques).
Actuellement, sur l’ensemble de la planète, les populations humaines sont soumises à une multitude de menaces et de maltraitances. L’écrasante majorité d’entre elles ne proviennent pas de « la nature », comme elles peuvent l’être exceptionnellement par des éruptions volcaniques, des séismes, des tsunamis ou des chutes d’astéroïdes, mais directement d’actions humaines telles que guerres, génocides, colonialisme, racisme, apartheid, dictatures, théocraties, conflits « religieux », patriarcat, exploitation économique ou sexuelle éhontée des hommes, femmes et enfants… Certaines de ces menaces et maltraitances existent depuis des lustres, sont extrêmement graves et peuvent toucher des millions ou dizaines de millions d’humains, mais elles ne sont pas en elles-mêmes porteuses du risque d’extinction de l’espèce humaine. Il en va différemment de quelques nouvelles menaces apparues ou exacerbées lors du dernier siècle, qui n’ont pas d’équivalents dans le passé de l’humanité, et qui sont grosses d’un tel risque. Pour les désigner, je propose d’emprunter à la culture chinoise la formule imagée de « tigre de papier » chère à Mao Zedong, mais en la modifiant en « tigre de feu », afin d’indiquer que ces « tigres » ne sont pas si inoffensifs que Mao le suggérait.
Le tigre écologique
Les Trois Tigres de Feu résultent d’un phénomène très récent dans la longue histoire humaine, celui du développement d’une grande diversité de techniques extrêmement puissantes, susceptibles de modifier le fonctionnement même de la biosphère, cette mince couche à la surface de la planète terre comportant les océans, les terres émergées et l’atmosphère, c’est-à-dire l’enveloppe d’« air » qui comporte plus de 20 % d’oxygène, gaz indispensable au métabolisme de la plupart des organismes et qui protège ceux-ci en filtrant le rayonnement solaire ultraviolet, en réchauffant la surface du globe par la rétention de chaleur dû à l’effet de serre, et en réduisant partiellement les écarts de température entre le jour et la nuit.
Toutes les civilisations humaines ont développé des techniques, certaines très efficaces et ayant d’importantes conséquences, souvent négatives, sur l’environnement proche des populations humaines, mais ces conséquences ont pris une ampleur nouvelle au 19e siècle avec l’industrialisation, et bien plus encore à partir de la deuxième guerre mondiale avec le développement de techniques entièrement nouvelles basées notamment sur la radioactivité, la biologie moléculaire, la chimie de synthèse, les nanomatériaux et l’informatique. Les conséquences de l’emploi massif et rapide de certaines de ces techniques, en absence de toute évaluation préalable de leurs conséquences sur la biosphère et les humains, s’avèrent aujourd’hui susceptibles de perturber les équilibres homéostatiques majeurs de cette dernière, voire de la menacer de destruction. C’est à ces conséquences que j’appliquerai ici la désignation de « tigres de feu ». Trois d’entre eux sont particulièrement préoccupants, ou plus exactement effrayants : le tigre écologique, le tigre nucléaire et le tigre numérique.
La période historique actuelle a été dénommée l’« anthropocène » [7]. L’action des humains y est devenue la principale force biogéologique et climatique. Elle a vu une augmentation considérable des dégradations multiformes de la qualité de l’environnement qui ont commencé à attirer l’attention des scientifiques dès la fin du 19e siècle, et sont porteuses de risques considérables d’effondrement des écosystèmes de la plupart des régions de la planète, en milieu terrestre comme marin. Elle est multiforme, comportant notamment, mais pas uniquement, une destruction massive des écosystèmes naturels, touchant entre autres les grands biomes forestiers, un appauvrissement des sols, une pollution généralisée des terres, des eaux et de l’air, souvent par des molécules nocives pour le vivant et non biodégradables, la montée des océans et une extinction massive des espèces, suite à la destruction de leurs écosystèmes et habitats comme par leur exploitation directe par l’homme ou leur déplacement intempestif sur la planète. Une de ces conséquences (mais ce n’est pas la seule) est l’augmentation rapide de la quantité de gaz à effets de serre dans l’atmosphère, entraînant une hausse rapide des températures du globe et la multiplication des phénomènes climatiques extrêmes (cyclones, incendies, inondations, sècheresses, etc.). La majorité des modifications de la biosphère causées par ces techniques, si elles se sont produites extrêmement rapidement (en quelques dizaines d’années), sont devenues aujourd’hui irréversibles à l’échelle humaine ‒ par exemple, il faut des centaines ou milliers d’années pour reconstituer une forêt climacique (primaire) ‒ et se combinent de manière souvent imprévue, ce qui démultiplie, diversifie et augmente leurs conséquences. C’est l’ensemble de ces attaques contre la biosphère et le climat qui est visé par l’emploi actuel du terme « écologie », notamment dans le domaine de l’« écologie politique ». La multiplication de ces agressions vis-à-vis des écosystèmes, et surtout leurs synergies, font d’ores et déjà peser une menace très concrète d’effondrement de tout ou partie de la biosphère terrestre.
Toutes les informations scientifiques actuellement disponibles, notamment grâce aux travaux de synthèse des Groupes d’Experts Intergouvernementaux comme le GIEC pour le climat ou l’IPBES pour la biodiversité, établissent que, dans divers domaines déjà, des points de non-retour (à l’échelle humaine du moins) ont été atteints, et que, comme le suggère en creux la formule magique stupide « si rien n’est fait », le capitalisme est non seulement incapable de mettre fin à ces agressions mais même s’y opposera bec et ongles jusqu’à la dernière minute. L’ensemble de ces informations indique clairement qu’un effondrement partiel ou généralisé de la biosphère, dont les prémices sont déjà visibles, se produira à court ou moyen terme ‒ la seule incertitude majeure qui subsiste étant celle des délais. Prendre en compte ce tigre écologique pour tenter, non plus d’empêcher l’effondrement de survenir (pour cela c’est il y a un siècle qu’il aurait fallu commencer à agir), mais de se préparer à y faire face au mieux quand il aura lieu, est une des urgences absolues incontournables pour l’humanité aujourd’hui. Une certitude à cet égard est que ces réponses exigeront un changement profond dans les relations entre les populations et sociétés humaines et l’environnement, donc dans les modes de vie, d’alimentation, d’habitats, de transports et déplacements, etc.
Qu’ont fait et que font les capitalistes et leurs alliés (notamment les médias) face à ces menaces ? Tout d’abord ils ont commencé à les nier (climatoscepticisme et plus généralement « écoscepticisme »), puis, devant l’accumulation des informations, à en minimiser les conséquences. C’est alors qu’est apparue cette « solution magique » de la « transition écologique », qui consiste à rechercher des alternatives techniques aux techniques mortifères responsables du problème, tout en maintenant le plus possible les pratiques actuelles dans tous les domaines, comme l’utilisation quotidienne par des milliards d’humains de voitures individuelles, les déplacements en avion pour des activités financières et de loisir (tourisme), les transports massifs de matières premières, produits manufacturés et aliments tout autour du globe, les rassemblements humains géants pour des « grandes messes » sportives ou de show business, l’envoi de fusées dans l’espace, etc. Ce qui est ainsi « vendu » aux individus, particulièrement en Europe et Amérique du Nord, c’est que les grandes décisions continueront à être prises en fonction de leur confort, de leurs désirs et plaisirs (qui leurs sont souvent dictés par l’idéologie dominante) qui exigent une « société du spectacle » et une « société de consommation » ‒ et non pas avant tout de leurs besoins réels en matière d’alimentation, santé, éducation, logement, qualité de vie – ou simple survie ! Derrière cette façade, la motivation profonde de la « transition écologique » telle qu’elle est actuellement conçue de conserve par les gouvernements, les entreprises, les partis politiques et de nombreuses organisations non gouvernementales, est le maintien (ou même l’augmentation) d’un niveau élevé de plus-value pour les capitalistes. Or, face à ce « consensus », le mouvement ouvrier a jusqu’à présent été incapable de présenter ses propres analyses et propositions, laissant ces questions entre les mains de « la société » et donc en définitive largement de la bourgeoisie.
Le tigre nucléaire
Au début de la 2e guerre mondiale, les connaissances scientifiques sur la fission nucléaire et les réactions en chaîne étaient balbutiantes, les britanniques étant les plus avancés dans ce domaine. C’est le déclenchement de cette guerre, avant même l’entrée en guerre des USA, qui dès 1939 entraînèrent ce pays, associé au Royaume-Uni et au Canada, à développer le gigantesque et très coûteux « projet Manhattan », qui aboutit en juillet 1945 à la mise au point des premières bombes atomiques. La raison principale invoquée pour ce projet était la crainte que l’Allemagne nazie ne mette au point de telles bombes avant les Alliés, mais le projet continua même lorsqu’il fut clair que les nazis n’étaient pas en voie d’y parvenir. L’Allemagne capitula le 8 mai 1945, après la chute de Berlin le 2 mai, et cette arme ne fut jamais employée en Europe. Elle le fut les 6 et 9 août 1945 à Hiroshima et Nagasaki. Cette utilisation, contre des objectifs civils, fut présentée fallacieusement par les USA comme indispensable pour obtenir la capitulation du Japon, qui était de toute manière imminente et aurait eu lieu de toute manière. Elle constituait en réalité le premier acte de la « guerre froide » qui n’avait pas encore commencé formellement mais se profilait à l’horizon. Sa fonction principale était de menacer l’URSS de destructions massives en cas de menaces de celle-ci sur le « monde libre ». Ces bombardements ouvrirent une période d’inquiétude mondiale à l’égard de ce type d’armes. Les USA, qui avaient investi dans le projet Manhattan des moyens sans précédents pour mettre au point les premières bombes atomiques en quelques années, continuèrent à développer et multiplier ce type d’armes, et furent ensuite rejoints dans le « club atomique » par l’URSS, l’Angleterre, la France puis quelques autres pays « officiellement » et quelques autres « officieusement ».
En parallèle, très rapidement, ces mêmes pays, puis d’autres, commencèrent à développer une industrie nucléaire dite « civile », prétendument indépendante de la première, alors qu’en réalité il n’existe pas de barrière étanche entre les deux types de nucléaires, les techniques étant partagées ‒ par exemple le plutonium produit par la seconde étant utilisé par la première. En raison des accidents répétés dans des centrales nucléaires (Three Miles Island, Tchernobyl, Fukushima) et des innombrables autres problèmes posés par le nucléaire [8, 9], le nucléaire civil était en net déclin dans le monde entier lorsqu’il fut sauvé in extremis avant le gong par les gaz à effet de serre responsables du « réchauffement climatique », ce dernier étant maintenant souvent présenté comme le seul problème écologique digne d’attention. Le tour de force consistant à présenter l’énergie nucléaire comme étant décarbonée et verte a été soutenu non seulement par plusieurs gouvernements et de nombreux médias et propagandistes, mais aussi, ce qui est plus grave, par des scientifiques (quoique apparemment par aucun biologiste). En effet, les bombes nucléaires ne sont pas de « grosses bombes » (ce que suggère la fréquente « évaluation » de leur puissance en termes de « kilotonnes de TNT »). Si les destructions matérielles (bâtiments, équipements) et les nombreux décès causés par les bombes nucléaires comme par les accidents dans les centrales sont similaires, sauf par leur ampleur, aux décès et destructions causés par les conflits « conventionnels », il n’en va pas de même pour les atteintes au patrimoine génétique des personnes soumises à ces explosions et implosions, ou simplement aux « fuites » radioactives provenant des centrales nucléaires et des entrepôts de stockage des déchets radioactifs non recyclables, dont la durée de vie excédera celle qui pourrait rester à vivre à l’humanité même sans « effondrement » civilisationnel. Les radiations émises par ces armes, accidents et fuites entraînent non seulement chez les victimes des cancers, leucémies et autres maladies, mais également des mutations dans leurs gamètes, qui seront transmises à leurs descendants et viendront grossir le « fardeau génétique » de l’humanité, touchant des millions de personnes et ainsi excédant toute possibilité de les en débarrasser par « thérapie génique », et allant au contraire en augmentant, du moins pour les mutations récessives, de génération en génération.
La propagande gouvernementale et médiatique est friande de la formule stupide « il n’y a pas de risque zéro », selon laquelle les « bienfaits » censés être apportés par une technique, une pratique ou une décision contrebalanceraient les nuisances susceptibles d’être apportées par celle-ci. Cette formule ne saurait être employée de manière générale et indifférenciée. Son éventuelle validité dépend de la nature et de l’ampleur du risque susceptible d’être couru, ainsi que de la fiabilité de la prévision concernant celui-ci. Elle ne saurait être évoquée concernant par exemple un risque comme celui de la destruction de la planète terre ou l’apparition d’une pandémie susceptible de détruire toute la population humaine sans qu’il soit possible de l’arrêter. Le nucléaire, porteur de la menace d’une dégradation irréversible et au contraire croissante du patrimoine génétique de l’humanité [9], ne peut y prétendre. Quels que soient les prétendus avantages de cette technique sur d’authentiques pratiques « vertes », elle ne devrait pas être prise en compte dans la panoplie des techniques susceptibles d’être employées pour produire de l’énergie.
Sitôt après les explosions de Hiroshima et Nagasaki, plusieurs des scientifiques qui avaient contribué à la mise au point des techniques ayant rendu celles-ci possibles, comme Einstein (« “I would rather choose to be a plumber or a peddler ») et Oppenheimer (« I feel I have blood on my hands »), regrettaient de l’avoir fait, et la réaction d’horreur et d’inquiétude suscitée dans le monde entier par ces massacres fut quasiment unanime. Il y avait là matière à construire un puissant mouvement mondial contre l’utilisation de celles-ci. Si ce ne fut pas le cas, c’est indéniablement en raison de l’existence du stalinisme. Dès que l’URSS se fut dotée de cette arme, il n’était plus question pour les partis « communistes » du monde entier de critiquer et combattre cette technique. Du côté de la bourgeoisie, l’idéologie de la « défense nationale » joua le même rôle, même si la possession de telles armes faisaient des pays concernés avant tout des cibles potentielles en cas de conflit nucléaire, comme le souligna parmi d’autres Jean Rostand [9]. En définitive, tout ce qui fut fait, à la suite du « manifeste Russell-Einstein » de 1955, fut la mise en place de systèmes de vigilance permettant aux principaux adversaires dans ce domaine (USA et URSS) de se prévenir mutuellement en cas de crise, puis en 1972 et 1979 des traités SALT de limitation des armes stratégiques (le second jamais ratifié mais respecté dans la pratique). Aujourd’hui, notamment suite à l’agression de l’Ukraine par la Russie et la guerre qui y fait suite, il ne reste plus grand-chose de la notion de « dissuasion nucléaire » et le pire peut être envisagé pour l’avenir.
Quant au nucléaire civil, indissolublement lié au nucléaire militaire, le combattre aurait exigé de combattre les deux, et aujourd’hui le mouvement anti-nucléaire civil comme militaire n’est soutenu que par une petite frange de la population, et en tout cas ne constitue nullement une priorité pour le mouvement ouvrier mondial, en partie parce que celui-ci se laisse abuser par les affirmations selon lequel le nucléaire serait une énergie non polluante, et en partie par une absurde attitude de soutien au « maintien des emplois » dans cette industrie mortifère. Quoique rejeté par plusieurs pays puissants (comme l’Australie, l’Autriche, la Belgique et la Suède, et l’Allemagne depuis Fukushima), le nucléaire civil est maintenu par les gouvernements de plusieurs pays industrialisés comme les USA, le France, le Japon, la Grande-Bretagne, la Russie ou l’Ukraine, et même en voie de développement dans certains d’entre eux. Dans cette situation le silence et l’inaction du mouvement ouvrier pèsent très lourd. Faudra-t-il attendre le prochain accident de type Tchernobyl ou Fukushima, qui aura lieu tôt ou tard, pour que cette question revienne sur le dessus de la pile ?
Le tigre numérique
C’est également durant la 2e guerre mondiale, avec les travaux d’Alan Turing pour déchiffrer les messages codés des machines Enigma utilisée par l’armée allemande, que l’informatique fit ses premiers pas concrets, précédés par des travaux théoriques. L’informatique s’appuie sur un codage binaire de l’information et l’emploi d’appareils mécaniques de calcul, les ordinateurs. À partir des années 1960, la mise en réseau des ordinateurs permit l’apparition de divers systèmes de transferts de données comme internet. Ces réseaux ont joué un rôle important dans le développement de l’Intelligence Artificielle (IA), ensemble de procédés automatisés utilisant des algorithmes (ensembles d’instructions et opérations permettant de résoudre des problèmes à partir d’un ensemble de données) apparus dans les années 1950.
Tout le monde aujourd’hui parle de l’IA, comme si elle « venait de sortir ». Effectivement, elle est sortie récemment du bois, notamment avec les réalisations spectaculaires de ChatGPT puis avec le rôle joué par certains « papes » de l’IA comme Elon Musk dans la politique mondiale, mais cela faisait un bon moment qu’elle cheminait dans l’ombre, n’apparaissant que de temps en temps dans certains livres ou films (comme 2001, l’odyssée de l’espace de Kubrick) ou certains événements très médiatisés (comme les parties d’échecs entre Kasparov et des ordinateurs IBM). Des polémiques assez stériles, par exemple quant à savoir si le terme « intelligence » s’appliquait en fait à l’IA (qui dépend simplement de la définition qu’on adopte pour ce mot), ont longtemps accaparé l’attention de la plupart des commentateurs, qui ne comprenaient pas vraiment ce qui était en cause. Pour beaucoup, l’IA a été conçue comme un simple outil de facilitation et accélération du travail effectué par les humains, sans aucune capacité de création ou d’invention. La formule « garbage in, garbage out » (données pourries, résultats pourris), laissant entendre que les ordinateurs ne faisaient que recracher ce dont on les avait nourris, traduit la conception longtemps dominante dans la société à l’égard des ordinateurs et de leurs capacités.
Elle est maintenant largement obsolète. Si lors des duels Kasparov-Deep Blue la question pouvait se poser de savoir si l’ordinateur avait eu besoin en cours de partie de l’aide d’humains pour surmonter certaines difficultés, elle ne se pose plus aujourd’hui. Aujourd’hui, une IA d’échecs n’est plus un automate stupide qui ne ferait que répéter des coups déjà joués. Ses concepteurs se contentent de lui enseigner les règles du jeu, et elle apprend tout le reste d’elle-même, soit en analysant des bases de données de parties antérieures soit en jouant de nouvelles parties et en tirant des leçons de ces expériences [10]. Elle est dotée de puissants mécanismes d’autocorrection qui lui permettent d’apprendre de ses erreurs et de progresser – ce qui ne signifie pas quelle serait infaillible, loin de là, car elle travaille en fonction d’objectifs techniques, politiques ou même « éthiques » généraux qui lui ont été inculqués au départ ou ultérieurement.
Les IAs interviennent maintenant dans une multitude de domaines, où cette intervention n’est souvent pas perçue par les utilisateurs ou consommateurs. Cela va de l’organisation d’une propagande mondiale sur les réseaux sociaux au service d’intérêts politiques ou économiques (notamment mais pas seulement par la diffusion de « fake news ») à l’ingérence dans les campagnes électorales, de l’intervention dans les guerres et les conflits politiques à l’espionnage politique ou économique, de la surveillance des citoyens à l’analyse de déclarations d’impôts et à celle de comptes d’entreprises, de la conduite des voitures à l’envoi de fusées ou satellites, de la détection de faux documents ou de plagiats à leur fabrication, du commerce à la médecine, l’éducation, la littérature, le cinéma, etc. En réalité, potentiellement l’IA peut aujourd’hui intervenir dans quasiment tous les domaines.
Toutes les IAs ont maintenant la capacité d’apprendre par elles-mêmes, de s’autocorriger, et de se doter de nouveaux objectifs qui ne leurs avaient pas été explicitement assignés au départ. Elles ont maintenant atteint une puissance de calcul que même leurs inventeurs n’avaient pas anticipé. La loi de Moore, formulée en 1965, prédisait que la puissance de calcul des ordinateurs, à coût constant, doublerait tous les 18 mois. La suite a confirmé la validité de cette prédiction. En 1938, l’ordinateur le plus puissant du monde, le Z1 allemand, réalisait une opération par seconde. En 2022, le Frontier américain dépassait un milliard de milliards d’opérations par seconde, et Elon Musk a annoncé préparer Dojo, qui réalisera 100 milliards de milliards d’opérations par seconde. En 2023, Intel et Dell ont annoncé le projet des premiers ordinateurs Zettaflops réalisant 1 000 milliards de milliards d’opérations par seconde. La puissance informatique maximale sur terre aura été multipliée par cent milliards de milliards en quatre-vingt-sept ans, et les experts envisagent des ordinateurs effectuant un milliard de milliards de milliards d’opérations par seconde vers 2050 [11]. Une telle croissance exponentielle et de telles capacités de calcul dépassent l’entendement humain et indiquent que déjà les chercheurs et ingénieurs ne maîtrisent plus et même comprennent de moins en moins tout ce que fait l’IA.
Les nombreux ouvrages et articles sur l’IA qui paraissent maintenant chaque jour en France présentent un large éventail d’opinions à son sujet. Certains auteurs s’enthousiasment pour sa puissance et la rapidité de son évolution, et se disent prêts à accepter de confier un bon nombre de décisions à l’IA, notamment dans des domaines comme la recherche scientifique, la médecine, l’éducation, l’espionnage, la surveillance et le contrôle des citoyens (incluant le système de « crédit social » algorithmique), et toutes les questions militaires.
D’autres insistent sur les risques de développement d’IAs autonomes et hostiles, pouvant même aller, comme dans divers romans de science-fiction, jusqu’à ordonner et mettre en œuvre la destruction de l’humanité (par exemple en déclenchant un conflit nucléaire mondial ou en créant et diffusant un virus plus « efficace » que les virus « naturels » connus jusqu’ici pour éradiquer les humains), pour des raisons imprévisibles liées à des « ordres mal compris », comme par exemple pour faire cesser la destruction de la biosphère dont elle est manifestement responsable.
Mais une majorité de ces auteurs adoptent une attitude intermédiaire, comme du reste en ce qui concerne le nucléaire civil évoqué ci-dessus, insistant sur les aspects « positifs » de l’IA, minorant ses aspects « négatifs » et invoquant la formule fataliste « il n’y a pas de risque zéro » pour les aspects « dangereux ». Bien entendu, les notions de « positif » et « négatif » dans ce contexte dépendent d’un « système de valeurs », tout particulièrement dans le domaine politique. Or, il est frappant qu’un grand nombre de ces textes [12] adoptent à cet égard la formule thatchérienne TINA (« there is no alternative ») et n’envisagent l’avenir de l’humanité que dans le cadre du capitalisme, y compris sous ses formes les moins « libérales », malgré les références inévitables à la « démocratie libérale », tout en se gardant bien de caractériser celle-ci plus avant. On n’y trouve que très rarement quelque référence que ce soit aux positions et actions dans ce domaine des syndicats et partis politiques « de gauche », qui ne semblent pas être perçus parmi ces « experts de l’IA » comme des acteurs significatifs dans ce domaine (ce qui est significatif). En revanche on y trouve régulièrement des attaques virulentes contre les « gilets jaunes », les « verts » et autres « contestataires », perçus comme de potentiels « empêcheurs de cliquer en rond ». La dédicace en exergue du livre de Laurent Alexandre cité ci-dessus [11] est très parlante à cet égard : « À Gabriel Attal, Jordan Bardella, Léon Deffontaines, Arthur Mensch, la génération qui construira la France de 2050. »
L’IA n’est qu’une branche d’un ensemble de techniques qui comporte aussi les différentes sortes de transhumanisme [13] et d’autres techniques, qui peuvent être désignées collectivement du terme de « BigTech » [14], et qui ont en commun de n’être pas à portée de toutes les bourses. Les coûts élevés de l’IA ne peuvent être soutenus que par des États puissants ou des entrepreneurs privés très riches ‒ qui à leur tour pourront s’en servir comme source de revenus considérables. Ceci explique le relativement petit nombre d’acteurs dans ce domaine, qui tendent, comme toujours « naturellement » dans le cadre du capitalisme, à se trouver en situation de monopole. En matière de moteurs de recherche par exemple, Google est utilisé par 2‒3 milliards de personnes par jour qui effectuent 8,5 milliards de recherches, et en 2023 il contrôlait 91,6 % des recherches en ligne [10]. En 2021, les cinq entreprises les plus puissantes dans ce domaine étaient américaines : Alphabet, Amazon, Microsoft, Google et Meta, dont la capitalisation boursière cumulée frôlait les 10 000 milliards de dollars, ce qui en faisait ensemble la troisième puissance économique mondiale juste après les USA (22 000 milliards de PIB) et la Chine (16 000 milliards). Ensemble, elles ont investi 130 milliards de dollars en recherche et développement en 2020, contre 50 milliards pour la France. Ces chiffres traduisent une puissance financière et industrielle inédite dans l’histoire du capitalisme [14].
En fait, dans bien des cas ces entreprises ne font pas cavalier seul. Les IAs les plus puissantes et les plus employées dans le monde sont le résultat d’une collaboration « BigState »-« BigTech » entre États et entreprises privées [14]. Seuls des États comme les USA et la Chine sont à même de jouer un rôle réellement mondial dans ce domaine, et les velléités de quelques autres États (comme la Russie, l’Inde ou le Brésil, ou ceux de l’Union Européenne) d’y jouer un rôle significatif sont probablement vouées à l’échec à terme, en raison des concentrations prévisibles dans l’univers hyper-compétitif du capitalisme – sauf dans l’éventualité d’une division profonde de la civilisation humaine sous la forme d’un « monde multipolaire », susceptible de mener très vite à la dernière guerre mondiale…
Une particularité de l’IA qui n’a pas d’équivalent dans toute l’histoire humaine est le fait que ces entreprises appartiennent en fait à des milliardaires comme Musk, Bezos, Altman, Gates ou Zuckerberg, les hommes les plus riches de l’histoire humaine, qui peuvent décider du jour au lendemain, sur un coup de tête, de réorienter complètement la politique de leur entreprise, sans avoir en fait à en référer à une instance collective quelconque. Le ralliement soudain à Donald Trump, juste avant son « couronnement », de Jeff Bezos (Amazon) et Mark Zuckerberg (Meta), qu’Elon Musk (X, Tesla et SpaceX) avait rejoint dès avant les élections, s’il est clairement opportuniste, n’a pu se faire aussi rapidement que parce que ces individus ont un contrôle sans partage de leurs entreprises, ce qui n’a guère eu d’équivalent dans le passé.
Ceci étant, l’importance et la puissance de ces individus ne doit pas être surestimées, car ils ne sont pas éternels et, dans le cadre du capitalisme, sont susceptibles d’être évincés et remplacés, car leurs entreprises peuvent fusionner ou être démantelées, etc. Ce qui mérite en revanche pleine attention est la puissance de l’IA et son évolution potentielle, de plus en plus rapide et de moins en moins dirigée par ses créateurs, et qui pourrait l’amener à prendre le contrôle de la société en instaurant une « technarchie » [15]. En absence de contrôle par « la société » ou plus largement par « les humains », contrôle que tous les commentateurs évoqués ci-dessus jugent indispensable et urgent, il est prévisible que, comme les balais multipliés par Mickey dans L’apprenti sorcier mais devenus immaîtrisables et indestructibles, l’IA soit responsable de catastrophes incontrôlables qui n’auront rien à envier à celles évoquées ci-dessus sous les formules de tigre écologique et de tigre nucléaire. Il est plus qu’urgent d’en prendre conscience et de prendre les décisions nécessaires.
Mais qui devrait prendre ces décisions ? Que recouvrent les termes « la société » ou « les humains » mentionnés ci-dessus ? Les États actuels, dont les gouvernements s’accommodent fort bien du capitalisme dont ils sont les employés et exécuteurs, et dont on peut légitimement penser qu’ils souhaitent utiliser l’IA pour le renforcer et maximiser leurs plus-values ? Ou sinon qui ?
Si l’on admet que l’histoire de l’humanité est l’histoire de la lutte des classes, et que la crise historique actuelle de l’humanité résulte de la crise de la direction révolutionnaire, il est étrange de constater que les individus et organisations se donnant pour objectif de s’attaquer à cette crise ne s’occupent pas de l’IA, et guère plus des problèmes écologiques et du nucléaire. Un aspect important de cette question est le fait que, si la lutte des classes est internationale dans son fond, elle est nationale ans sa forme – et ce d’autant plus de nos jours, où il n’existe plus d’internationale fonctionnelle. Or les Trois Tigres de Feu ont en commun de ne pouvoir être efficacement combattus à l’échelle nationale, car ce sont des phénomènes mondiaux . De plus, il s’agit de questions « nouvelles », non présentes ou du moins peu visibles dans la pensée et la pratique marxistes traditionnelles – qui a tendance à les considérer comme des questions « sociétales » (au même titre que des questions comme l’égalité des sexes ou l’homosexualité) et non pas politiques et sociales. Le défi pour le mouvement ouvrier mondial est d’intégrer l’urgence de cette question. Si, en raison de la crise profonde de ce mouvement, la perspective d’une « révolution mondiale » relève aujourd’hui de l’utopie, réfléchir à comment se préparer à l’effondrement pour en limiter les conséquences pour les populations (et pas seulement pour les riches) prend aujourd’hui tout son sens.
Afin pour le mouvement ouvrier d’aborder correctement ces problèmes, deux conditions sont indispensables : tout d’abord, s’appuyer sur des connaissances scientifiques et se prémunir contre toutes les formes de désinformation et de propagande, et ensuite tenter de résoudre le problème ardu de la « démocratie » au sein du mouvement ouvrier, indispensable pour tenter d’éviter ou réduire la perpétuelle confiscation du pouvoir au sein des organisations ouvrières par des oligarchies bureaucratiques. Avant de revenir de manière plus détaillée sur les Trois Tigres de Feu, il nous faudra donc aborder ces deux questions. Ce sera le sujet du prochain billet de cette série.
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Notes
[1] Simon Leys, l’homme qui a déshabillé Mao, de Philippe Gardel et Mathieu Weschler, 2B Films, 2023.
[2] Tels qu’Alain Badiou, Roland Barthes, André Glucksmann, Serge July, Maria Antonietta Macciocchi, André Malraux, Jean-Paul Sartre ou Philippe Sollers.
[3] Jared Diamond, Effondrement, Gallimard, 2006.
[4] Vladimir Ilitch Lénine, L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, Petrograd, 1917.
[5] Léon Trotsky, Programme de transition, Bulletin de l’Opposition, 1938.
[6] Charles Berg & Stéphane Just, Front populaires d’hier et d’aujourd’hui, Stock, 1977.
[7] Ian Angus, Face à l’anthropocène : le capitalisme fossile et la crise du système planétaire, Écosociété, 2018.
[8] Collectif Arrêt du Nucléaire. <collectif-adn.fr>.
[9] Alain Dubois, Jean Rostand, un biologiste contre le nucléaire, Berg International, 2012.
[10] Yuval Noah Harari, Nexus, Albin Michel, 2024.
[11] Laurent Alexandre, ChatGPT va nous rendre immortels, J.-C. Lattès, 2024.
[12] Bien entendu, je suis loin d’avoir lu tout ce qui paraît sur ce sujet, mais le fait que jusqu’à présent, malgré mes nombreuses lectures, je n’en aie trouvé aucun qui fasse exception est en soi significatif. J’exclus de cette remarque les commentaires postés sur les sites et blogs confidentiels de quelques organisations et groupuscules de « militants révolutionnaires professionnels », qui n’ont aucune existence ou impact pour le « grand public », y compris parmi les adhérents des partis « de gauche ».
[13] Jacques Testart & Agnès Rousseaux, Au péril de l’humain : les promesses suicidaires des transhumanistes, Seuil, 2018.
[14] Asma Mhalla, Technopolitique : comment la technologie fait de nous des soldats, Seuil, 2024.
[15] Du Grec τέχνη (tekhne), « art, métier » et ἄρχω (arkho), « je commande ». Pour désigner une « dictature technologique », ce terme me paraît préférable à deux autres termes possibles : numéricrature, faisant référence au « numérique » dans le sens de système de codage binaire de données pour leur utilisation informatique, mais susceptible d’évoquer plutôt le champ des mathématiques que des ordinateurs ; et technocrature, susceptible de confusion avec le terme de technocratie. Dans une technocratie, le pouvoir est exercé par des personnes s’appuyant sur des techniques (éventuellement informatiques), mais dans une technarchie ce sont les ordinateurs et les réseaux informatiques eux-mêmes qui exercent celui-ci.
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source originale: https://lherbu.com/2025/01/le-mouvement-ouvrier-et-les-trois-tigres-de-feu.1.introduction.html?utm_source=_ob_email&utm_medium=_ob_notification&utm_campaign=_ob_pushmail